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Le bonheur - Cours de philosophie

Le bonheur

 

Les enjeux de la notion – une première définition

 

            Le bonheur est souvent conçu comme étant une fin ultime de la vie humaine (c’est ce qu’on appelle eudémonisme). Il se distingue des fins partielles, c’est-à-dire des fins qui à leur tour deviennent des moyens en vue de fins plus élevées (par exemple la richesse). Le bonheur est la fin la plus haute, une fin que l’on recherche pour elle-même, une fin en soi. Cependant, une fois cela reconnu, nous n’avons encore rien affirmé de la nature du bonheur. Si l’on se fie au sens commun, on pourra alors penser que le bonheur consiste dans l’assouvissement intégral des besoins et désirs. Le bonheur est ce qui nous comble. Si nous acceptons une telle définition, n’allons-nous pas être condamné à ne jamais être heureux ? En effet, la satisfaction complète des désirs semble impossible dans la mesure d’une part où l’assouvissement d’un désir est très souvent l’origine d’un nouveau désir de telle manière que la quête du bonheur serait sans fin, et que, d’autre part, tout choix d’un projet de vie semble impliquer qu’un privilège soit donné à certaines aspirations, au détriment d’autres. De plus, le fait que le bonheur soit communément conçu comme un état stable et permanent, comme une « paix intérieure », montre bien qu’il ne saurait être la simple conséquence de la satisfaction des désirs car ceux-ci sont justement ce qui ne cesse de venir perturber tout « repos » dans un état déterminé. En ce sens, le bonheur est-il bien plutôt la conséquence d’une maîtrise des inclinations, d’une faculté (souvent dite morale) de supprimer les désirs qui viendraient troubler cette « paix ». Cependant, cette conception pose des difficultés équivalentes à la précédente car la possibilité d’exercer un empire sur tous nos désirs ne semble pas moins hors de portée que celle de tous les satisfaire. Nous allons voir dans ce cours que la problématique du bonheur se situe au croisement de deux autres problématiques, difficilement conciliables, celles du plaisir et celle de la moralité. Or, c’est justement cette position « inconfortable » qui confère à la question du bonheur son statut éminent.

Le bonheur – entre plaisir et vertu

 

« Un plaisir pourrait s’identifier avec le plus grand bien, même en admettant que la plupart des plaisirs se trouvent être absolument mauvais. Pour cette raison, tout le monde estime que la vie heureuse est agréable, attendu qu’on unit la notion de plaisir à celle de bonheur, et l’on a parfaitement raison. Aucune activité, en effet, n’est complète quand elle est contrariée, et le bonheur présente le caractère d’être complet. Ainsi l’homme heureux a-t-il besoin que les biens corporels, les biens extérieurs et ceux de la fortune se trouvent réalisés pour lui sans difficultés » Aristote, Éthique à Nicomaque.

 

            « N’est-il vrai que, nous autres hommes, désirons tous être heureux ». Ces paroles sont de Platon. Le bonheur, conçu comme ce qui oriente et détermine les actions humaines, doit faire l’objet de profondes réflexions. Il s’agit tout d’abord pour Platon de s’opposer aux sophistes dont il résume les positions dans plusieurs de ses dialogues. Pour eux, le bonheur dépend de la fortune (au double sens du hasard et de la possession des biens matériels). Notons que l’étymologie du mot français « bonheur » n’est pas étrangère à cette signification : « bonheur » vient du latin bonum augurium qui signifie « bon présage ». Les sophistes, comme en témoigne Calliclès dans le Gorgias, affirment que le bonheur est tributaire de ce que la nature a conféré à chaque homme ; est heureux celui chez qui, par nature, existe un équilibre entre les désirs et les facultés. En effet, le bonheur ne se goûte qu’à condition que les désirs n’aillent pas au-delà des possibilités de leur satisfaction. Selon cette optique, sera le plus heureux celui qui aura les désirs les plus grands et le plus de moyens de les assouvir (un tyran par exemple). Le bonheur est donc inséparable du plaisir (c’est ce qu’on appelle l’hédonisme) et, plus encore, se mesure à l’intensité de ce plaisir. Socrate cherche à faire entendre à Calliclès que les désirs ont quelque chose d’incontrôlable et qu’ils tiennent en leur pouvoir celui qui s’adonne à la jouissance sans limites, le « débauché ». Dans le Philèbe, Socrate se livre à une critique d’une plus grande portée. Le plaisir, dit-il, appartient au genre de l’illimité, ce qui implique qu’il ne possède pas une nature propre et ne peut par conséquent pas être un bien en lui-même. En effet, jouir ne va pas sans le sentiment de la jouissance, anticiper ou se remémorer un plaisir ne va pas sans la pensée de ce plaisir, etc. La « vie de plaisir » est marquée du sceau de l’incomplétude. Dans d’autres textes néanmoins, notamment le Protagoras, Socrate esquisse une autre compréhension du plaisir. Un plaisir peut être bon lorsqu’il contribue au bonheur de l’individu ; il est mauvais lorsqu’au contraire il met en danger ce bonheur tout en paraissant le servir. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’un rétablissement dans ses droits du plaisir des sophistes; ce qui est en question ici c’est un plaisir rationnel. Il n’en reste pas moins que pour Platon (se séparant en cela de Socrate), le bonheur ne dépendra aucunement du plaisir mais seulement de la présence en l’âme du bien qui lui est propre, la justice : « L’homme le plus heureux est celui dont l’âme est exempte de l’âme.

 

            Selon Aristote, la recherche du bonheur est recherche du souverain bien, c’est-à-dire du bien qui n’est recherché que pour lui-même et que rien d’extérieur ne rend plus désirable qu’il n’est par lui-même. Aristote prend soin de préciser que ce bonheur est propre à l’homme ; en ce sens, il consiste nécessairement en des actions qui expriment l’essence de l’homme. Le bonheur repose par conséquent sur la conformité à la raison et la vertu. Les actions vertueuses dépendent d’une rationalité pratique baptisée prudence (phronèsis). Ajoutons que le bonheur en tant qu’il se manifeste dans les actions, ou plutôt en tant qu'il est l’activité elle-même, ne se mesure qu’à l’aune d’une vie entière ; ce n’est qu’au terme de la vie d’un homme qu’on peut savoir s’il a été heureux. Pour Aristote, le bonheur est donc profondément lié à la rationalité (à cette rationalité spécifique qui s’exerce dans le domaine des actions) ; mais cela ne signifie pas pour autant que le plaisir en soit exclu ; au contraire, Aristote affirme d’une part que la vertu ne suffit pas au bonheur et d’autre part que le bonheur exige un corps en bonne santé, des biens extérieurs, en résumé de la fortune (de la « chance »). L’infortune, les maux, sont incompatibles avec le bonheur ; le plaisir ne l’est pas bien qu’il puisse le devenir lorsqu’il excède toute mesure.

L’épicurisme

 

« Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni des jouissances luxurieuses ainsi que le prétendent encore ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal ou s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le corps et de trouble dans l’âme qu’il faut entendre. Car la vie de plaisir ne se trouve point dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats qui ornent les tables magnifiques, elle est dans la tempérance, lorsqu’on poursuit avec vigilance un raisonnement, cherchant les causes pour le choix et le refus, délaissant l’opinion, qui avant tout fait le désordre de l’âme. » Épicure, Lettre à Ménécée.

 

            Dans la partie précédente, nous avons vu que, quand bien même on tâchait de définir le bonheur indépendamment du plaisir, il était très délicat de dénier à celui-ci toute contribution à la recherche du bonheur. Certes, le plaisir sans frein des sophistes devait être condamné, mais il semblait qu’un plaisir sous contrôle rationnel pouvait participer au bonheur et peut-être même en être un élément essentiel. Cette hypothèse est pleinement développée par Épicure. À ce titre, il n’est pas inutile de rappeler, contre une conception malheureusement répandue, qu’Épicure ne défend en rien une recherche immodérée du plaisir, une soumission totale aux impulsions. Si la vie de plaisir est pour lui la seule qui peut conduire au bonheur, c’est seulement parce que c’est conduire à un état de tranquillité, de paix de l’âme, d’indépendance à l’égard des sollicitations intérieures et extérieures. Les désirs étant la conséquence des croyances, il demeure possible de les adapter rationnellement. Épicure distingue plusieurs formes de plaisirs. Il sépare notamment les plaisirs qui viennent combler un manque organique ou psychique et les désirs qui proviennent au contraire d’un état de satiété. Les premiers sont dits cinétiques : ce sont des mouvements. Les seconds sont dits catastématique : ils sont constitutifs des êtres, propres à leur constitution physique, ou encore connaturels. Selon Épicure, le bonheur consiste en ces désirs catastématiques caractérisés tout à la fois par leur grande intensité et par le fait qu’ils ne perturbent pas l’équilibre de celui qui l’éprouve. Cela ne signifie pas pour autant que tous les plaisirs cinétiques doivent être condamnés car certains d’entre eux peuvent également contribuer à l’équilibre. Il n’en reste pas moins que le bonheur évoqué par Épicure se définit avant tout comme absence de douleur du corps (anomia) et absence de troubles de l’âme (ataraxia). Le bonheur, c’est donc l’absence de peine ; c’est pourquoi la recherche du plaisir peut, paradoxalement, devenir un ascétisme (Épicure dit notamment que le sage peut être heureux sous la torture car il a appris à surmonter l’absence de plaisirs corporels). Cette réduction du bonheur à l’absence de douleur peut sembler tout à fait insuffisante ; tout au mieux aurait-t-on tendance à penser que cette absence n’est qu’une condition minimale du bonheur.

L’utilitarisme

 

« On peut dire d’une action qu’elle est conforme au principe d’utilité ou plus simplement qu’elle est utile (relativement à la société en général) lorsque sa tendance à accroître le bonheur de la société est supérieure à ce qui la diminue. On dira d’une action gouvernementale (qui n’est qu’un cas d’action accomplie par une ou plusieurs personnes) qu’elle est conforme ou commandée par le principe d’utilité, lorsque de la même façon, sa tendance à augmenter le bonheur de la société est supérieure à tout ce qui le diminue » Bentham, Principes de morale et de législation.

 

            On retrouve dans la philosophie moderne une conception quelque peu similaire à celle d’Épicure bien que centrée, à la différence de cette dernière, sur la vie sociale. Cette conception a été développée par dans la pensée utilitariste de Bentham et Mill. Pour Bentham, le critère premier des actions humaines est leur utilité, celle-ci étant définie comme une capacité à produire le bonheur conçu comme plaisir et absence de peine. Mill prolonge cette définition en affirmant qu’il n’y a dans la vie humaine que deux finalités, le plaisir et la libération de la peine. Le plaisir n’est pas un moyen de parvenir au bonheur, il en est une partie. Mill ajoute que les plaisirs ne sont pas donnés une fois pour toutes car l’homme est un être qui progresse : par l’éducation notamment, de nouveaux objets deviennent sources de plaisirs. Il existe également des plaisirs qui ne sont pas immédiats mais naissent de l’association de plaisirs plus élémentaires : c’est à cette catégorie qu’appartiennent les plaisirs liés à l’exercice de la vertu. Comment à présent peuvent être déterminées les actions conduisant au bonheur ? Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de rappeler que, pour les utilitaristes, si le bonheur individuel est la seule fin en soi, il n’en demeure pas moins que le bonheur d’autrui sert de moyen pour atteindre cette fin. Le bonheur individuel ne peut être qu’éphémère s’il ne prend pas place dans une société qui garantit la sécurité des biens. C’est pourquoi Mill peut écrire que l’intérêt fondamental n’est « le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé ». L’action qui sera source du plus grand bonheur sera donc celle qui maximisera le bonheur pour le plus grand nombre. Le bonheur est ainsi susceptible d’un calcul de félicité. Ce calcul est rendu possible par le fait qu’on peut supposer que tous les hommes aspirent au bonheur et que tous ont une conception équivalente de ce bonheur, comme plaisir (ce calcul suppose donc que les différences entre individus soient négligées). Ajoutons que Bentham a une conception quantitative du plaisir ; Mill essaiera quant à lui d’établir une hiérarchie des plaisirs : plaisirs proprement humains (liés notamment à l’intelligence et à la morale), plaisirs communs aux hommes et aux animaux. 

Le stoïcisme

 

« Ajoutez encore que le plaisir s’arrange de l’existence la plus honteuse mais que la vertu ne consent pas à une vie mauvaise ; il y a des malheureux à qui le plaisir ne fait pas défaut, et même dont le plaisir cause le malheur, ce qui n’arriverait pas si le plaisir était mélangé à la vertu, mais la vertu existe souvent sans le plaisir et n’a jamais besoin de lui. Pourquoi rapprocher des choses si dissemblables et même si opposées ? La vertu est chose élevée, sublime, royale, invincible, inépuisable ; le plaisir est chose basse, servile, faible, fragile qui s’établit et séjourne dans les mauvais lieux et cabarets. » Sénèque, De la vie heureuse.

 

            Les stoïciens refusent l’idée selon laquelle les hommes seraient originellement mus par la recherche du plaisir. Ils affirment au contraire que les impulsions premières découlent de l’appropriation à lui-même de tout être en vertu de laquelle il accomplit les actions qui conviennent à sa nature.Ainsi, un enfant qui s’exerce à marcher et qui ne cesse de chuter, de se faire mal, n’est pas guidé par le plaisir mais par l’impulsion à exprimer sa propre nature. Sénèque affirme par ailleurs qu’il est impossible de confondre bonheur et plaisir, le premier étant un état durable, le second un sentiment éphémère : « le plaisir arrivé à son plus haut point s’évanouit ». Le bonheur, identifié au souverain bien ou encore à la vertu, est « immortel, il ne sait point s’en aller, il ne connaît ni satiété ni regret ». Le plaisir ne lui est par conséquent aucunement nécessaire. Il y a même une opposition de la vertu et du plaisir. C’est pourquoi la première, pour conduire à la maîtrise de soi, doit supprimer les passions Les passions affaiblissent l’âme : celle-ci les subit, en pâtit (passion vient de pathos). Une passion n’est rien d’autre qu’un faux jugement, qu’une impulsion non rationnelle. En cela, elle s’oppose à la volonté qui vise le bien. Il ne s’agit donc pas pour les stoïciens de détruire les impulsions mais de les redresser, de les faire participer à la recherche d’une vie conforme à la nature (qui n’est que le prolongement de cette appropriation première des êtres à leur nature propre). Ajoutons que cette conformité exige une connaissance de l’ordre naturel par laquelle l’homme comprend la place qu’il occupe dans le monde, comprend qu’il est lui-même une partie de ce tout, que sa raison est un fragment de la raison divine gouvernant le monde. Le bonheur pour les stoïciens consiste dans l’absence de troubles de l’âme (ataraxia). Précisons enfin que les stoïciens n’ont pas ignoré la nécessité de la vie sociale pour le bonheur. Le sage, qui seul est véritablement heureux, ne néglige pas les devoirs sociaux ; il les accomplit au contraire tous, comme les autres hommes, à cette différence près que lui seul les accomplit vertueusement (l’action vertueuse ne se distingue pas par ses résultats, mais par sa manière : rendre un dépôt est un devoir, rendre un dépôt parce que c’est juste est une action vertueuse).

Le christianisme

 

« Jésus s’était arrêté dans la plaine, et la foule l’entourait. Regardant alors ses disciples, Jésus dit : Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés.(…) Mais malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur, vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. » Luc, 6, 20-26.

 

            Arrêtons-nous un instant sur la conception du bonheur prônée par le christianisme. Celui-ci pose la fragilité du bonheur terrestre, affirme que ce bonheur est en partie illusoire et que le seul bonheur parfait, la seule béatitude, est celle que promet le Royaume de Dieu. Ceux qu’on dit malheureux sur terre, les pauvres, sont en réalité heureux car le Royaume de Dieu leur est réservé. On ne peut parler de bonheur terrestre que comparativement : on est heureux lorsqu’on est moins malheureux qu’un autre, lorsqu’on est moins accablé par la misère. Or cet état n’est pas le bonheur véritable mais une simple consolation, consolation dangereuse puisqu’elle risque d’attacher celui qui y goûte à cette vie terrestre marquée du sceau de l’injustice. Cette vie est une vie faite de crainte de ce qui peut advenir dans le futur. Dans le Royaume de Dieu, cette crainte s’efface nécessairement puisque ce royaume est immuable, éternel.

 

Bonheur et moralité

 

« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’à tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept de bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée de bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. » Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

 

            Kant définit le bonheur comme « la satisfaction de toutes nos inclinations tant en extension, c’est-à-dire en multiplicité, qu’en intensité, c’est-à-dire en degré, et en protension, c’est-à-dire en durée ». Un tel bonheur, selon lui, est un idéal de l’imagination en ce que la satisfaction complète ne peut être réalisée. Mais il n’en demeure pas moins que c’est la raison pratique elle-même qui est conduite à postuler la possibilité d’un tel bonheur ; nous ne pouvons y renoncer. Kant précise qu’il ne faut pas confondre, comme le font toutes les théories eudémonistes, le souverain bien et le bonheur. Le bonheur dépend de la satisfaction de nos penchants, pour la plupart égoïste ; il est déterminé par des motifs empiriques et est réfractaire à toute universalisation. Au contraire, le souverain bien relève de la conduite morale qui est déterminée par la loi purement rationnelle (non sensible) et qui satisfait le principe d’universalisation de la maxime (règle) de l’action. La conduite morale relève de l’impératif catégorique, la recherche du bonheur de l’impératif pragmatique. Le souverain bien n’est pas quelque chose que l’on possède ou dont on fait l’expérience (ce qui serait le signe de son empiricité) ; ce n’est pas un état mental. Si le bonheur ne saurait être conçu comme une récompense, il y a néanmoins une relation entre la vertu et le bonheur. La vertu ne produit pas « matériellement » le bonheur mais en fait une conséquence mérité ; la vertu nous apprend à « nous rendre dignes du bonheur ». Nous pouvons donc accéder au bonheur à condition de ne pas le rechercher pour lui-même et d’obéir bien plutôt à la loi universelle de la raison.

Désir et ennui

 

« Le désir, de sa nature, est souffrance ; la satisfaction engendre bien vite la satiété ; le but était illusoire ; la possession lui enlève son attrait ; le désir renaît sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin ; sinon, c'est le dégoût, le vide, l'ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin. » Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme représentation.

 

            Schopenhauer refuse l’idée que la satisfaction totale des désirs s’identifie à la plénitude ou à la tranquillité car, selon lui, une telle satisfaction conduit à l’ennui, c’est-à-dire à la nostalgie du désir et par conséquent à la souffrance. Les hommes ne peuvent se satisfaire dans l’absence de désir ; au contraire, il ne cesse de remédier à cette absence en se donnant de nouvelles raisons de désirer. Cependant, le désir lui aussi est souffrance puisqu’il est source de tension et d’inquiétude. Les hommes ne cessent de passer du désir à l’ennui et de l’ennui au désir. Dans ce mouvement sans fin, cette instabilité, le bonheur est introuvable. La seule solution est alors la négation du vouloir-vivre, négation de la volonté (qu’on ne confondra pas avec le suicide qui relève toujours de la volonté bien que ce soit de la volonté d’en finir). Nietzsche s’accorde avec Schopenhauer pour reconnaître tout ce que la réalité a de terrifiant  mais rejette totalement le renoncement, la négation ; il en appelle au contraire à une grande affirmation qui est une manière de surmonter cette réalité, sans la nier, en l’acceptant et plus encore en l’aimant. Ajoutons que pour Nietzsche, l’intensité du plaisir qu’un homme peut ressentir est directement liée à l’intensité des souffrances qu’il peut endurer.

Ce qu’il faut retenir

 

-         Socrate contre les sophistes : Les sophistes défendent l’idée que le bonheur est un privilège naturel de certains hommes : est heureux celui chez qui existe un équilibre entre les désirs et les facultés. Le bonheur se mesure donc à force  des désirs et à celle de les satisfaire ; autrement il se mesure à l’intensité du plaisir (hédonisme). Socrate rétorque que les désirs sont insatiables, incontrôlables et qu’ils tiennent en leur pouvoir celui qui les éprouve bien plus qu’il ne contribue à son bonheur. Il accorde néanmoins que certains plaisirs maîtrisés peuvent contribuer au bonheur.

 

-         Rationalité et plaisir: Pour Aristote, le souverain bien propre à l’homme consiste nécessairement en des actions qui expriment la nature humaine. Les actions qui conduisent au bonheur sont par conséquent les actions conformes à la raison et à la vertu, c’est-à-dire les actions gouvernées par la rationalité pratique, par la vertu de prudence. Mais Aristote a soin de préciser que la vertu ne suffit pas au bonheur ; celui-ci exige un corps en bonne santé, la possession de certains biens extérieurs. Le plaisir n’est donc pas incompatible avec la vertu.

 

-         L’épicurisme : Pour Épicure, seule la vie de plaisir peut conduire à la tranquillité de l’âme en laquelle consiste le bonheur. Pour cela, il est nécessaire de distinguer différents types de plaisirs et de ne rechercher que ceux qui contribuent véritablement au bonheur. Épicure ne défend donc aucunement une recherche effrénée de tous les plaisirs. Tout au contraire, la finalité de la recherche est l’absence de douleur dans le corps et de troubles dans l’âme. En ce sens, c’est bien plutôt à l’ascétisme que peut conduire cette doctrine.

 

-         L’utilitarisme : Dans la philosophie utilitariste, le critère d’évaluation d’une action est son utilité. Or, celle-ci se définit comme capacité à produire le bonheur lui-même conçu comme plaisir et absence de peine. Le bonheur individuel, bien qu’il soit la seule fin véritable des actions, ne peut être qu’éphémère s’il ne prend pas place dans une société qui garantit la sécurité des biens. C’est pourquoi l’intérêt premier n’est pas le bonheur de l’individu lui-même mais la plus grande somme de bonheur totalisé. Le calcul de félicité vise ainsi la maximisation du bonheur pour le plus grand nombre d’hommes.

 

-         Le stoïcisme : Pour les stoïciens, le plaisir ne saurait être ce qui meut originellement les hommes. L’enfant qui, malgré ses chutes, répète ses efforts pour marcher ne recherche aucunement le plaisir mais seulement à développer ce que sa nature lui permet. Le plaisir doit même être opposé au bonheur (le souverain bien) comme l’éphèmère au durable. L’enjeu devient alors de chasser les passions, ces affections subies, pour faire place aux impulsions rationnelles qui seule rendent possible une vie menée selon la vertu et par conséquent une vie heureuse.

 

-         Le christianisme : Dans la religion chrétienne, le bonheur terrestre est conçu non seulement comme fragile mais aussi comme illusoire. Il n’est rien d’autre qu’une consolation, autrement dit un moindre mal. Mais celle-ci s’avère dangereuse en ce qu’elle menace de nous attacher à la vie terrestre. En ce sens, ce sont les malheureux sur terre qui goûteront le bonheur parfait, la béatitude, dans le Royaume de Dieu.

 

-         Bonheur et moralité : Kant refuse l’identification du bonheur au souverain bien. En effet, le bonheur, en tant que satisfaction de tous nos penchants est déterminé par des motifs empiriques réfractaires à l’universalisation tandis que le souverain bien n’est rien d’autre que la conduite morale, l’obéissance à la loi universelle dictée par la seule raison. Le bonheur ne saurait être une conséquence matérielle de la vertu ; celle-ci ne le produit pas comme une récompense, comme quelque chose dont on pourrait faire l’expérience ; ce que peut la vertu, c’est nous rendre digne du bonheur.

 

-         Désir et ennui : Pour Schopenhauer, l’idée de satiété des désirs est une illusion. Lorsque tous nos désirs sont comblés, nous tombons dans l’ennui, dans la nostalgie du désir, dans la souffrance et recherchons de nouvelles raisons de désirer. Cependant, le désir, en raison de la tension et de l’inquiétude qu’il fait naître en nous provoque tout autant de souffrances. Nous ne cessons de passer du désir à l’ennui et de l’ennui au désir sans jamais accéder au bonheur.

Indications bibliographiques

 

Aristote, Éthique à Nicomaque ; Bentham, Principes de morale et de législation ; Épicure, Lettre à Ménécée ; Mill, Utilitarisme ; Kant, Critique de la raison pratique, Fondements de la métaphysique des mœurs ; Platon, Euthydème, Gorgias, Philèbe, Protagoras ; Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation ; Sénèque, De la vie heureuse.