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La démonstration - Cours de philosophie

La démonstration

 

Les enjeux de la notion – une première définition

 

            La présence dans le mot démonstration de l’acte de montrer évoque l’exposition au regard d’un public de la vérité d’une assertion, d’un raisonnement. L’objectif d’une telle « monstration » est de rendre indubitable la conclusion mise à l’épreuve. Donnons quelques propriétés fondamentales de la démonstration. Premièrement, la démonstration est une procédure, c’est-à-dire une série d’actes conduisant à une conclusion, et cela en suivant un ensemble de règles. Deuxièmement, la démonstration est de nature discursive, c’est-à-dire qu’elle s’exprime dans des discours, des énoncés, ou plus généralement qu’elle est extériorisée (sur un support d’écriture par exemple). Troisièmement, elle engage un raisonnement tant de la part de celui qui fournit la démonstration que de celui qui la reconnaît comme valide ; ce n’est qu’en vertu d’un tel raisonnement que la démonstration peut prétendre « montrer » la vérité. Il s’agira pour nous dans ce cours d’étudier tout d’abord les formulations « canoniques » du concept de démonstration, chez Aristote et Averroès, avant d’en préciser la nature en saisissant la démonstration dans son environnement « naturel », à savoir les mathématiques. Nous nous attacherons ensuite à une notion connexe, celle de preuve, qu’il ne faut pas confondre avec la démonstration, puis au rôle dans la démonstration de cette donnée subjective qu’est l’évidence. Nous serons alors conduits à traiter du rôle capital dévolu à la démonstration dans la logique et les sciences déductives au 20ème siècle. Pour conclure, nous nous intéresserons à ce que l’on peut appeler les limites de la démonstration en exposant notamment la conception de cette dernière comme pratique (comme un « faire » plus qu’un « connaître ») ou encore en posant la question de l’existence des objets mathématiques.

Les origines de la démonstration

 

« Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données. Par le seul fait de ces données : je veux dire que c’est par elles que la conséquence est obtenue ; à son tour, l’expression c’est par elles que la conséquence est obtenue signifie qu’aucun terme étranger n’est en plus requis pour produire la conséquence nécessaire. » Aristote, Organon (Premiers Analytiques).

 

            Aristote est le premier à analyser et définir le concept de démonstration (apodeixis). La démonstration est pour lui un type spécifique de syllogisme, notion que nous devons expliciter dans un premier temps. Un syllogisme est un raisonnement déductif, produisant une connaissance, et qui, à partir de deux prémisses permet de tirer une conclusion. L’exemple le plus célèbre est sans doute le suivant : à partir des deux propositions « Tous les hommes sont mortels » et « Socrate est un homme », on peut déduite que « Socrate est mortel ». La science du syllogisme est une science des formes du raisonnement, des différents enchaînements et combinaisons de proposition (universelles : « tous les… », existentielles : « il existe un… ») à partir de laquelle on peut juger de la validité des raisonnements indépendamment de ce à quoi renvoient les termes (« les hommes », « Socrate ») dans la réalité. Aristote présente donc la démonstration comme un type particulier de syllogisme, ayant pour prémisses des principes premiers évidents et indémontrables. Le syllogisme démonstratif se distingue, dit Aristote, des syllogismes dialectique et rhétorique et se présente comme l’outil premier de la science.   

 

            Au Moyen-Âge, Averroès va développer la conception aristotélicienne de la démonstration. Averroès identifie le raisonnement à la démonstration. Si la grande partie des hommes procède à l’aide de la rhétorique ou de la dialectique, le scientifique (le philosophe) est celui qui pense par démonstration. Cette dernière a, en outre, plus de valeur que l’analogie (notion cardinale au Moyen-Âge) qui pose qu’il est possible de connaître une chose encore inconnue si elle présente des affinités avec une chose connue. Or, affirme Averroès, Dieu ne peut être connu par analogie car cela signifierait qu’il présente des affinités de nature avec l’homme. Ajoutons qu’Averroès établit, à partir des écrits d’Aristote, une distinction qui deviendra fondamentale entre la démonstration quia, démonstration factuelle ou existentielle, et la démonstration propter quid, démonstration essentielle, au sens où elle donne le « pourquoi » d’une chose. La première de ces démonstrations procède des effets aux causes, la seconde des causes aux effets.

Mathématiques et philosophie

 

            C’est dans les mathématiques que la démonstration a acquis ses lettres de noblesse. N’évoquons ici que la figure d’Euclide et ses Éléments de Géométrie, divisés en quinze livre, et qui constitue l’acte de naissance de cette science qu’est la géométrie, l’objet de celle-ci étant les figures ou plus exactement les relations entre points, droites, plans et espaces. La méthode euclidienne est axiomatique, c’est-à-dire qu’elle fonde la démonstration sur des définitions, des axiomes ou postulats, et enfin des notions communes. Définitions, axiomes et postulats sont relatifs aux entités primitives (ex : « tous les angles droits sont égaux entre eux ») tandis que les notions communes sont des énoncés universels, évidents (« les choses qui sont égales à une même chose sont égales entre elles »). Ces propositions « de base » ne font pas l’objet d’une démonstration. Elles sont ce à partir de quoi seront tirées, par déduction, toutes les vérités géométriques, les théorèmes. La démonstration est une chaîne déductive qui, à partir des définitions, axiomes, etc. et des théorèmes précédemment démontrés, déduit de nouveaux théorèmes. 

 

            Le système euclidien, et plus généralement la méthode des mathématiques ont longtemps symbolisé l’idéal de la connaissance ; on y voyait alors la réalisation de la science au sens qu’Aristote avait donné à ce terme. C’est pourquoi la philosophie s’est très souvent préoccupée d’évaluer la rigueur de sa méthode, l’exactitude de ses conclusions à l’aune de la science mathématique. L’exemple le plus remarquable est probablement l’Éthique de Spinoza. L’éthique, comme réflexion et évaluation des actions et conduites humaines, est probablement l’un des domaines de connaissance dont on dirait le plus volontiers qu’il échappe aux procédés scientifiques. Il n’en est rien pour Spinoza dont le sous-titre de l’ouvrage est : « démontrée selon l’Ordre Géométrique », ordre qui n’est rien d’autre que celui d’Euclide. On peut également citer Kant qui, lui, n’entend pas introduire la méthode mathématique en philosophie, mais voit dans les mathématiques le paradigme d’une connaissance valable a priori (avant toute expérience), connaissance par conséquent apodictique (évidente) et dont il s’agit de penser la possibilité en philosophie.

 

Démonstration, preuve et évidence

 

« Par là on voit clairement pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c’est que seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain, et qu’elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes. » Descartes, Règle pour la direction de l’esprit.

 

            Il ne faut pas confondre, comme on pourrait être tenté de le faire, les notions de preuve et de démonstration. La preuve prétend, tout comme la démonstration, établir, rendre irréfutable la vérité, l’existence, la réalité de quelque chose. Mais la preuve a, le plus souvent, avant tout pour fonction de supprimer le doute, l’incertitude (ex :  preuve de l’existence de Dieu, de la validité d’un calcul, etc.). La démonstration est de plus universelle, elle vaut pour tous et en tout temps tandis qu’il est possible que la preuve ne vaille que pour certaines personnes et dans certaines circonstances. Ajoutons que s’il y a bien des preuves purement déductives, la plupart d’entre elles incluent des procédés d’induction (raisonnement à partir d’expériences ou connaissances particulières). En ce sens, la preuve contient des éléments d’incertitude, elle est affectée d’un degré de probabilité et fait l’objet d’un certain degré de croyance.

 

            Intéressons-nous à présent au rapport que la démonstration entretient avec l’évidence. On l’a vu, chez Aristote comme chez Euclide, la démonstration s’appuyait déjà sur des principes premiers et indémontrables. Descartes va quant à lui affirmer le rôle fondamental joué par l’évidence en mathématique. Il défend l’idée selon laquelle la simplicité de certaines vérités mathématiques rend impossible que quelqu’un se trompe à leur sujet ; ces vérités sont objets d’intuition. Descartes insiste même sur le caractère intuitif de certaines démonstrations ou déductions. Si l’évidence est bien pour Descartes ce qui « prouve » l’exactitude des mathématiques, elle pose néanmoins la question des fondements des mathématiques ; on peut ainsi se demander si elle n’enracine pas définitivement l’objectivité mathématique dans le sol d’une expérience (même si ce n’est qu’une expérience de pensée) présentant toujours un certain coefficient de subjectivité, au sens d’un rapport à un sujet (non au sens d’une relativité du type « chacun ses idées »).

 

Logique et formalisme

 

« Je tiens que l’invention de la forme des syllogismes est une des plus belles et des plus considérables de l’esprit humain, et même des plus considérables. C’est une espèce de mathématique universelle dont l’importance n’est pas assez connue ; et l’on peut dire qu’un art d’infaillibilité y est contenu, pourvu qu’on sache et qu’on puisse s’en servir, ce qui n’est pas toujours permis. » Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain.

 

            La théorie aristotélicienne du syllogisme est l’acte de naissance de la discipline nommée logique. Elle ouvre la possibilité d’une formalisation totale des processus de la pensée. Certes, on peut juger que la logique n’occupe qu’un espace restreint dans l’ordre de la connaissance. Kant croyait ainsi que la logique d’Aristote était une science complète et achevée. Mais peu de temps avant lui, Leibniz avait émis un tout autre jugement en affirmant que tout raisonnement pouvait être ramené à un calcul. Il présentait alors le projet d’une mathématique universelle, d’une théorie de la démonstration qui ne contiendrait aucune faille. Leibniz anticipait de quelque manière le renouveau de la logique au tournant des 19ème et 20ème siècles, renouveau dont les initiateurs furent Frege et Russell. Ceux-ci pensent que pour parfaire la logique, il est absolument nécessaire que celle-ci use d’un ensemble de signes qui lui soit propre, qui soit distinct des langues naturelles et donc protégé de toutes les équivoques que présentent celles-ci. Ainsi peut être assurée la rigueur des démonstrations ou chaînes de déductions permises par le système formel en tant que système axiomatique. L’intuition, qui grevait les mathématiques, n’a alors plus aucune place dans la démonstration. L’élaboration de systèmes formels, artificiels, prétend ainsi offrir une réponse à la crise des mathématiques qui lui est contemporaine et s’établir en tant que fondement des mathématiques.

Les limites de la démonstration

 

            Nous avons vu que les mathématiques et leurs procédés démonstratifs avaient longtemps constitué un modèle, un idéal ou encore un paradigme pour les autres sciences et pour la philosophie. Nombreux cependant ont été ceux qui ont remis en question la validité d’une évaluation de ces autres savoirs (et notamment des sciences humaines) par comparaison avec les mathématiques. Plus rares sont ceux qui comme Wittgenstein se sont attachés à « démystifier » les mathématiques et leur prétendue « pureté ».Si, dans sa première œuvre, le Tractatus Logico Philosophicus, Wittgenstein demeure attaché à une conception qui apparente les mathématiques à la logique (sans faire de cette dernière leur fondement comme Russell), il va ensuite présenter une conception tout à faire originale. Selon lui, les « nécessités » mathématiques se présentent dans le langage comme un ensemble de règles à suivre. Les mathématiques sont un ensemble de « techniques bariolées », de techniques de création de concepts et de relations entre concepts. Les mathématiques ne découvrent donc pas quelque chose qui était jusqu’alors caché, comme le sont les objets du monde des Idées platoniciennes ; elles construisent, par la démonstration, ces connexions entre concepts. Chaque démonstration devient par la suite un paradigme visuel, pouvant être recopié indéfiniment, et qui, en exhibant les connexions, force la conviction.

 

            Il faut également se poser la question de l’existence des objets mathématiques qui peuplent les démonstrations. Prenons l’exemple de la démonstration par l’absurde ; celle-ci procède par réfutation de la proposition contraire à celle que l’on souhaite démontrer ; elle consiste donc à montrer que la proposition contraire est contradictoire. La proposition de départ a donc bien été démontrée ; mais peut-on dire que son contenu existe, au sens mathématique, c’est-à-dire au sens où ce contenu pourrait être défini, étant donné qu’il nous est connu que par la contradiction que présente autre chose que lui. Plus généralement, c’est donc l’existence des objets mathématiques qui doit être mis en question. Que l’on pense aux géométries non-euclidiennes. Les successeurs d’Euclide pensaient que les axiomes étaient des hypothèses qu’on ne savait pas démontrer mais qui devaient pouvoir l’être. Or, par exemple, toutes les tentatives de démonstration du postulat des parallèles (disant qu’elles ne se rencontrent jamais) échouèrent. Lobatchevski et Riemann ont ainsi été conduits à montrer qu’en partant d’axiomes contredisant ceux d’Euclide, on pouvait bâtir un système de géométrie cohérent. Il est vrai que la correspondance d’un tel système avec la réalité était très inférieure à celle d’Euclide (mais pensons à l’étrangeté que présente la théorie de la relativité d’Einstein pour le sens commun). Avec ses géométries non-euclidiennes s’est alors dévoilé ceci qu’il n’existe pas un modèle unique de représentation de la réalité. De plus, le désir de voir les axiomes démontrés à leur tour semble être un vœu pieu. Quelle que soit la puissance des mathématiques, il devient évident qu’elles ne sont rien d’autre que des œuvres de l’esprit humain et non des « réalités substantielles » attendant d’être découvertes par l’homme.

 

Ce qu’il faut retenir

 

-         Les propriétés de la démonstration : Une démonstration est une procédure (une série d’actes suivant certaines règles), qui est discursive (elle s’extériorise, se « montre » dans un énoncé ou dans sa transcription sur un support), et qui engage un raisonnement (qui produit et valide la démonstration).

 

-         L’origine de la démonstration : Aristote est le premier à analyser la démonstration. Il le fait dans le cadre de la théorie du syllogisme, théorie des formes de raisonnement. La démonstration est un syllogisme dont les prémisses sont évidentes et indémontrables. Averroès prolonge la pensée d’Aristote en distinguant les démonstrations quia, relative à l’existence et qui vont des effets aux causes, et les démonstrations propter quid, relative à l’essence et qui vont des causes aux effets.

 

-         Mathématique et philosophie : Les Éléments d’Euclide sont l’acte de naissance de la science géométrique. À partir des définitions, axiomes, postulats et notions communes qui sont les propositions premières (non démontrés), et par déduction, on démontre des théorèmes qui pourront à leur tour servir dans la démonstration d’autres théorèmes. La méthode d’Euclide et plus généralement la méthode mathématique s’est présentée comme un idéal pour les autres disciplines, notamment la philosophie. Spinoza écrit une Éthique « démontrée selon l’ordre géométrique » ; Kant voit dans les mathématiques le paradigme d’une connaissance a priori.

 

-         Démonstration, preuve, évidence : Il faut distinguer la démonstration de la preuve en ce sens que cette seconde est souvent mise en œuvre pour mettre fin à un doute et que d’autre part, elle peut faire appel, non seulement à des déductions, mais également à des inductions qui y introduisent une certaine incertitude, un degré de probabilité. Quant à l’évidence, c’est à partir d’elle que sont posés les axiomes et postulats. Certains, tel Descartes, la voit à l’œuvre même dans les procédés déductifs, de telle manière que l’intuition joue un rôle fondamental dans les mathématiques.

 

-         Logique et formalisme : Leibniz affirme que tout jugement peut être ramené à un calcul de telle manière que la mathématique universelle peut se présenter comme une théorie infaillible de la démonstration. Les logiciens du tournant des 19ème et 20ème siècles défendent l’idée de la construction de formalismes (langues artificielles) permettant d’éviter toutes les équivoques du langage naturel. Dans de tels systèmes formels, la démonstration, la chaîne des déductions ne laissent plus aucune place à l’induction.

 

-         Les limites de la démonstration : Wittgenstein « démystifie » les mathématiques en rangeant celles-ci auprès des autres pratiques humaines. Les mathématiques sont pour lui une activité (un « faire » avant d’être un « connaître ») de construction de concepts et de connexions de concepts ; la démonstration est l’application des « règles du jeu » ; une fois validée, la démonstration est un paradigme qui, en tant qu’exhibant (visuellement) les connexions de concepts, force la conviction. Dans une toute autre perspective, on peut se poser la question de l’existence des objets mathématiques. L’apparition des géométries non-euclidienne a ainsi pu montrer qu’il n’existe pas un modèle unique de représentation de la réalité et que, par conséquent, les objets mathématiques ne sont pas des entités appartenant à un monde des idées platoniciennes, mais des créations ou œuvres de l’homme.

Indications bibliographiques

 

Aristote, Organon (Premiers et seconds analytiques); Descartes, Règles pour la direction de l’esprit ; Euclide, Éléments de géométrie ; Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain ;  Spinoza, Éthique ; Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques.